Louise Drompt
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2. Sept 2025

Quand la preuve devient levier : le cas de l'Education Endowment Foundation (EEF)

Louise Drompt
2. Sept 2025
Avec environ 70 % des écoles en Angleterre utilisant ses ressources et 1,7 million d’élèves impliqués, les projets de l’EEF constituent des exemples remarquables de mobilisation des données empiriques dans les politiques éducatives et les pratiques scolaires. Pour Opportunité numérique, ce webinaire était l’occasion d’ouvrir une fenêtre sur un autre système éducatif, davantage centralisé certes, mais riche en leçons adaptables au contexte suisse. Cet article vous propose un tour d’horizon des solutions présentées par Jonathan Kay, puis vous invite à une réflexion adaptée au contexte suisse.

Une stratégie fondée sur trois piliers

Depuis sa création, l’EEF poursuit une mission claire : réduire les inégalités scolaires à travers une meilleure utilisation des données empiriques. Pour ce faire, elle s’appuie sur trois centres d’action :

Premièrement, en organisant et en finançant la génération des connaissances robustes (méthodes mixtes, essais contrôlés et analyses qualitatives) pour combler les domaines où les données et les preuves manquent, concernant des mesures ou programmes de soutien scolaire par exemple.

Deuxièmement, en synthétisant les connaissances en langage clair. Le Teaching & Learning Toolkit transforme les recherches scientifiques en recommandations faciles à lire et contribue à résoudre les problèmes d’inaccessibilité des preuves (jargon académique, paywalls) et la sélection fallacieuse des études scientifiques (ce qu’on appelle le “cherry-picking”).

Troisièmement, en mobilisant les données empiriques à tous les niveaux du système scolaire, de la formulation des politiques publiques à l’enseignement en classe. Ce triangle méthodologique n’est pas qu’une posture théorique. En effet, il s’incarne dans des outils concrets, des réseaux locaux et actifs, et un souci constant de traduire la recherche en actions.

Un outil phare : le Teaching and Learning Toolkit

Au cœur de cette stratégie, on trouve le Teaching and Learning Toolkit, une base de données vivante qui résume l’impact, la robustesse et le coût de plus de 30 approches pédagogiques, à partir de plus de 5’000 études. Ce n’est pas une recette universelle, mais une ressource conçue pour soutenir les professionnel·e·s au jour le jour, avec les enfants.

Ce qui rend cette “boîte à outil” particulièrement efficace ? Elle est gratuite, accessible en tout temps, continuellement mise à jour, et elle parle la langue des enseignant·es comme des décideur·euses : un langage clair, synthétique et axé sur la pratique. Cette plateforme permet également d’éviter l’instrumentalisation des données scientifiques, ce qu’on appelle le “cherry picking” et qui consiste à sélectionner une étude ou une statistique qui appuie un argument, tout en ignorant le reste de la littérature, qui pourrait nuancer ou contredire cet argument. Grâce au Teaching and Learning Toolkit, le personnel enseignant et les décideur·euses peuvent se baser sur des données agrégées et vérifiées.

Les preuves scientifiques ne suffisent pas

Avoir de bonnes données pédagogiques, même très accessibles, ne suffit pas à ce qu’elles soient utilisées. Changer les pratiques demande plus qu’un rapport bien rédigé. C’est un processus d’accompagnement, de confiance, de répétition dans le temps. L’EEF l’a bien compris : la diffusion des connaissances passe par des ressources variées, des communautés de pratique, un engagement politique soutenu, et une vraie stratégie de passage à l’échelle. Deux études de cas ont illustré cette approche lors du webinaire :

Cas 1 : Intégrer des standards neutres dans les politiques publiques

Dans le cadre d’une réforme de la formation des enseignant·es au Royaume-Uni, l’EEF a été chargée par le gouvernement de définir les standards minimaux de qualité, tout en conservant son indépendance scientifique et politique. Une posture délicate, mais qui a permis de limiter la politisation du contenu de cette réforme, et de garantir une base solide, reconnue par la communauté scientifique et le terrain.

“Embedding evidence and having a fully referenced framework that’s being quality-assured by a non-state organization is not only good for evidence-based practice, but it’s actually good for policymaking, because it gives reforms a longevity they otherwise wouldn’t have had.”

Jonathan Kay, EEF

Cas 2 : Encourager les usages dans les écoles

Côté terrain, l’EEF a développé un modèle de co-construction avec les enseignant·es et directions d’établissement : recommandations pratiques élaborées ensemble, testées localement, adaptées aux contextes réels. Pour favoriser leur diffusion, elle a structuré un réseau de Research Schools, des écoles référentes qui aident d’autres établissements à mettre en œuvre des solutions fondées sur les preuves empiriques.

„It’s all very well having the evidence, it’s all very well making that evidence accessible to policy makers and teachers, but on its own it won’t be enough to change people’s behavior.“

Jonathan Kay, EEF

Mettre en œuvre durablement

Selon l’équipe d’Opportunité Numérique, l’un des enseignements les plus enrichissants du webinaire fut celui-ci : la réussite ne vient pas d’un outil, d’une étude isolée, ou d’une région seule, mais d’une mise en œuvre soutenue dans le temps. Changer les comportements implique un travail préparatoire, une importante prise en compte du contexte de chacun·e, et parfois, un effort collectif sur la durée. Chez Opportunité Numérique, nous partageons également ces valeurs et prenons soin d’adapter chacune de nos activités aux contextes et aux besoins locaux.

Entre autonomie cantonale et standards communs : pistes pour la Suisse

L’exemple de l’EEF n’invite pas à développer un modèle centralisé dans un pays où l’éducation relève des cantons. Au contraire : il montre qu’une gouvernance respectueuse des spécificités locales peut coexister avec des repères partagés, à condition d’en soigner les conditions de mise en œuvre.

En effet, l’expérience de l’EEF montre qu’élaborer des standards minimaux communs entre cantons, qu’il s’agisse d’objectifs pédagogiques ou d’organisation scolaire, peut faciliter le pilotage, simplifier le suivi administratif, et renforcer l’équité entre les élèves suisses. Travailler avec des acteurs indépendants et politiquement neutres, centrés sur les preuves empiriques, en accroît l’acceptabilité et la durabilité, au-delà des cycles politiques cantonaux.

Des réseaux pour faire circuler la connaissance

Autre enseignement-clé du webinaire : les preuves scientifiques ne changent rien toutes seules. Ce sont les échanges entre pairs, les espaces de discussion, les communautés de pratique qui permettent aux données de devenir action, et aux résultats de recherche de se transformer en mesures pédagogiques concrètes.

Créer et entretenir de tels réseaux exige d’y consacrer du temps, des ressources et de développer une volonté politique d’ouverture et de transparence intra- et intercantonales. Cela suppose aussi de donner une place à des acteurs externes capables d’apporter des idées nouvelles, de dynamiser les échanges et de relier les expériences. L’EEF l’a démontré au Royaume-Uni. En Suisse, Opportunité numérique cherche à favoriser des dynamiques similaires, en réunissant administrations, directions et autres acteur·trices du système scolaire pour promouvoir une culture des données vivante, inspirante, et ancrée dans la pratique quotidienne.

Pour voir ou revoir le webinaire

L’enregistrement du webinaire avec Jonathan Kay est disponible ici.